La main-d'oeuvre

Satisfaire les besoins d'une main-d'oeuvre toujours plus diverse

par Catherine C. Cole

Photo de groupe d'ouvriers Sur les conseils de la famille, de la communauté, du gouvernement et, plus tard, des organismes de services d'accueil, les immigrants de toutes origines qui débarquent à Edmonton vont à la Great Western Company (GWG) pour trouver de l'emploi. Le taux de rotation du personnel est certes élevé, car beaucoup n'arrivent pas à se faire au travail ou aux conditions en usine, mais un certain nombre de personnes vont rester là toute leur vie. La main-d'oeuvre se diversifie donc de plus en plus avec l'arrivée de chaque nouvelle vague d'immigrants. Au début, l'entreprise ne fait pas beaucoup d'efforts pour accueillir les nouveaux arrivants, mais les choses vont changer avec l'arrivée des personnes déplacées venues d'Europe après la Seconde Guerre mondiale et le début de l'immigration asiatique dans les années 1960.

La barrière linguistique

Malgré la qualité générale des relations entre les diverses nationalités, la barrière linguistique et le mode de travail incitent les ouvrières à s'enfermer dans leur groupe culturel. Giuseppina Tagliente, une immigrante italienne qui a travaillé à l'usine de 1980 à 2004, résume la situation ainsi : « Parce qu'elles parlaient la même langue, elles restaient presque tout le temps ensemble pour pouvoir bavarder plus à l'aise. Tout le monde faisait comme ça : les Indiennes se tenaient avec les Indiennes, les Italiennes avec les Italiennes, les Chinoises avec les Chinoises, les Portugaises avec les Portugaises, et ainsi de suite. »

Dans les années 1980, la majorité de l'effectif à l'usine est d'origine asiatique. Les réunions syndicales se déroulent en anglais et en chinois, et l'entreprise fête le Nouvel An chinois en remettant à tout son personnel une enveloppe rouge contenant un dollar. Lorsque Janet Cardinal, une Canadienne de souche qui avait travaillé à l'usine de 1962 à 1966, y retourne en 1988, il ne reste plus que huit Canadiennes comme elle. Celles-ci sont forcées de communiquer par signes avec leurs collègues. En tant que déléguée d'atelier, elle était chargée d'écouter les doléances des employées, mais chaque fois, il fallait qu'elle les supplie de parler moins vite. « On trouvait cela très drôle. La personne ne se sentait jamais vexée qu'on ne la comprenne pas et, à force d'essayer, on finissait toujours par s'entendre. »

Merlin Beharry, une Indo-Caribéenne qui a travaillé à l'usine de 1968 à 1999, se souvient de conflits quand les premières « non-Européennes » ont été nommées superviseures, mais affirme que « les mauvaises vibrations dans l'air, ça ne venait pas des ouvrières, mais de certaines superviseures 'européennes'. On empiétait sur leur territoire sacré. Nous étions trois : Kulminder, une autre fille de l'Inde qui ne vit plus à Edmonton, et moi-même. Les autres, elles avaient été là bien des années avant nous. C'était leur territoire. Je ne sais pas si j'utilise le bon mot, mais c'est à ça que ça revenait. »

Les cours d'anglais au travail

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Virginia Mah décrit l'emploi de l'anglais à l'usine (1:30)

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Photo d'ouvriers dans un restaurant En 1965, GWG lance le premier cours d'anglais langue seconde parrainé par l'industrie, dans le contexte d'un programme de formation professionnelle financé par les autorités fédérale et provinciale conjointement avec l'entreprise. Les immigrants de fraîche date ont droit à trente-six heures de cours d'anglais. Le programme ne durera que quelques années.

Puis, en 1986, Levi Strauss donne à Virginia Sauvé le contrat d'introduire un nouveau programme d'anglais en milieu de travail, en vue d'améliorer la communication et l'efficacité au sein de l'usine. Avec l'aide d'une autre employée, Bev Walker, elle commence par évaluer le niveau d'anglais de plus de 500 ouvrières non anglophones sur les quelque 735 employés de l'usine. Elle introduit ensuite un programme destiné en priorité à ceux qui parlent le moins bien l'anglais. Ce programme, qui comprend des cours de langue et d'alphabétisation, sera maintenu pendant 17 ans. Les cours ont lieu après le travail et le samedi matin. Les classes de langue comprennent chacune de dix à douze participantes et les classes d'alphabétisation, huit ou neuf. À la différence du précédent programme offert dans les années 1960, les participantes choisissent le nombre d'heures de cours désiré ; aucune limite n'est fixée. Le nouveau programme, comme l'ancien, est d'abord financé par le gouvernement. Après quelques années, l'entreprise finira par assumer la totalité des coûts, mais les professeurs ne travailleront jamais directement pour Levi Strauss. Comme ils sont indépendants, les ouvrières se sentent libres d'exprimer devant eux leurs préoccupations. Quand les problèmes sont graves, les professeurs alertent la direction, mais, règle générale, ils aident leurs participantes à trouver des solutions.

L'entreprise utilise ces cours pour transmettre des renseignements importants à ses employés, comme des changements de politiques ou des informations sur la santé et la sécurité. Le syndicat s'en sert quant à lui pour expliquer l'ordre du jour des réunions et la convention collective. Grâce à cela, les travailleuses apprennent bien plus que l'anglais. Les professeurs répondent à leurs questions sur le milieu de vie, expliquent les avis envoyés par l'école au sujet de leurs enfants, organisent des sorties, fournissent des ressources et vont jusqu'à simuler des élections pour les encourager à voter. Les classes vont permettre de nouer de solides liens d'amitié.

Virginia Sauvé se rappelle qu'il y avait tellement de Chinoises dans ce programme que d'autres groupes ont fini par l'appeler « le cours des Chinoises ». « Ce n'était pourtant pas ça, poursuit Virginia, mais beaucoup de Chinoises parlaient entre elles en classe, ce qui enrageait les autres filles. Occasionnellement, nous avons eu une Polonaise qui se chargeait d'enseigner uniquement aux Chinoises. Les Vietnamiennes avaient tendance à apprendre le chinois quand elles travaillaient à l'usine, juste pour se simplifier la vie. À leur arrivée, elles ne parlaient que le vietnamien et au départ, elles parlaient couramment chinois. Les Indiennes ne venaient pas aux cours et c'est dommage parce que, même si la plupart parlaient plutôt bien anglais, beaucoup ne savaient ni lire ni écrire et elles manquaient une occasion en or. Et puis on a eu des Philippines, des Portugaises, plusieurs Portugaises. Il y a d'ailleurs eu une classe à prédominance portugaise. »

Au début, l'entreprise paie ses ouvrières pour qu'elles assistent aux cours, mais selon Virginia Sauvé, certaines ont craint que l'entreprise laisse tomber les cours, le fait de payer les participantes lui revenant à plus cher que les cours eux-mêmes. « Ce sont donc elles qui ont demandé à ne plus être payées. Bien sûr, on en a perdu quelques-unes - peut-être quinze à vingt pour cent - qui ont décidé de ne plus venir parce quelle avaient très souvent un second emploi et que leur seul souci était de gagner plus d'argent. N'oublions pas qu'elles faisaient vivre la famille au grand complet, dont certains membres attendaient peut-être encore dans leur pays d'être parrainés. »

Quand la main-d'oeuvre commence à parler plus couramment l'anglais, vers le milieu des années 1990, l'entreprise met fin au travail à la pièce et choisit de salarier ses ouvrières. GWG avait déjà voulu introduire des salaires horaires dans les années 1940, mais les opératrices s'y étaient opposées parce que la nouvelle formule entraînait une chute de leurs revenus. Quand Levi Strauss décide d'abandonner les fiches de contrôle de production au profit d'un suivi informatisé, les opératrices qui ne parlent pas encore bien l'anglais sont intimidées par le nouveau système. Les cours de langue vont les aider à s'adapter.

Santé et sécurité au travail

Photo de groupe d'employés Les ouvrières se blessent rarement grièvement, mais certaines souffrent d'emphysème, de problèmes pulmonaires, de troubles d'audition ou du syndrome du tunnel carpien. Certaines anciennes travailleuses sont aujourd'hui convaincues que ces problèmes chroniques étaient directement provoqués par leur travail - par l'obligation de respirer des peluches et de la poussière et par l'exposition aux produits chimiques utilisés pour laver le denim.

Chris Tigeris, infirmière en santé au travail rattachée à l'usine de 1986 à 2004, décrit le programme « Lunch and Learn » qui donnait des conseils de santé. « On donnait le programme en anglais et on demandait à une traductrice de le donner en chinois. On faisait venir aussi un interprète pour faire la même présentation en panjabi. » Certaines traductrices étant aussi instructrices en couture, elles pouvaient transmettre des informations sur la sécurité en même temps qu'elles formaient les ouvrières.

De 1993 à 2004, Chris Tigeris a partagé son emploi avec Barb Heath qui raconte : « Ce qui normalement dans mon travail prend deux secondes pouvait me prendre dix minutes ou plus à essayer d'expliquer. Comme les examens de la vue, par exemple. Quand elles arrivaient, il fallait une évaluation pour s'assurer qu'elles voient bien. Quelquefois, ces femmes étaient au Canada depuis à peine deux semaines. Elles étaient tellement nerveuses de passer cet examen médical, je me demande ce qu'elles croyaient que j'allais leur faire ! Comme elles avaient absolument besoin de cet emploi, elles devaient se dire que je pouvais les recaler et leur refuser l'emploi. On essayait de les mettre à l'aise, mais elles étaient très nerveuses ».

Les instructrices utilisaient quelquefois des images plutôt que des mots pour décrire les dangers de blessures. « On présentait l'image d'une personne et on noircissait la zone qui risquait de devenir douloureuse à la suite du type de travail. Elles pouvaient comprendre, même sans savoir lire, juste en regardant l'image. Si l'épaule gauche était en noir, elles savaient qu'il valait mieux avoir de bons muscles dans l'épaule gauche. » On encourageait à l'usine les pratiques culturelles pouvant prévenir les blessures dues à des efforts répétitifs. « Tôt le matin, surtout l'été, on voyait des femmes faire du tai chi sur la pelouse devant l'usine. »

Les infirmières et les professeurs de langue ont beaucoup appris de leur travail avec les immigrantes. « J'ai toujours été frappée de la facilité avec laquelle toutes les cultures se mélangeaient, dit Chris Tigeris. Pour célébrer la naissance d'un bébé chinois, quelqu'un pouvait tout aussi bien apporter un mets indien. » « Dans un cas d'accident, renchérit Barb Heath, on voyait arriver une Indienne avec une compresse à la chinoise. C'est ce qui m'a le plus étonnée quand j'ai commencé à l'usine. J'avais travaillé auparavant dans une entreprise où il y avait des immigrants, mais on n'y trouvait pas cette ambiance familiale qu'il y avait chez Levi. C'était vraiment un lieu de travail unique. »

L'environnement de travail

banquet d'entreprise Avec la diversification de la main-d'oeuvre, intégrer les immigrants à la vie de l'usine - et aux pratiques du syndicat - devient plus compliqué. Les ouvrières ne savent pas très bien ce que fait un syndicat et la langue est souvent un obstacle, même si la traduction et les cours de langue peuvent contribuer à l'aplanir.

Ces ouvrières qui, dans leur pays, n'auraient eu, en tant que femmes ni droits ni pouvoir de négociation, craignent de faire partie d'un syndicat ; elles s'imaginent mal, par exemple, demandant la permission à leur employeur de s'absenter pour une réunion syndicale. Parce qu'en outre leurs traditions culturelles les découragent de s'exprimer et parce qu'elles consacrent l'essentiel de leur temps à s'adapter à leur nouvelle vie, elles ne s'impliquent donc pas dans le syndicat. En contrepartie, provenant de cultures où les deux sexes fonctionnent dans deux mondes distincts, elles se sentent très à l'aise dans un milieu de travail dominé par les femmes.

Les immigrantes en provenance d'un même pays qui s'installent à Edmonton au même moment se serrent les coudes. Elles comprennent la situation du pays natal qu'elles ont laissé derrière elles et connaissent les soucis et les difficultés que vivent les êtres chers qu'elles ont laissés là-bas.

Beaucoup de femmes aiment travailler à l'usine, parce que cela leur permet de sortir de chez elles, de gagner de l'argent et de rencontrer d'autres femmes comme elles. Les horaires sont plus agréables que si elles devaient faire la vaisselle dans un restaurant ou exploiter un petit commerce, et leurs fins de semaine sont libres. Certaines travaillent le jour à l'usine et ont un second emploi le soir et les fins de semaine pour économiser de quoi soutenir la grande famille restée au pays ou en faire venir des membres au Canada. Lorsque l'usine proposera des quarts de jour et de soir, beaucoup choisiront de travailler le soir pour s'occuper de leurs enfants pendant la journée et partir quand leur mari rentre du travail. Celles qui ont des enfants d'âge scolaire préféreront peut-être travailler le jour pour être à la maison lorsque leurs enfants rentrent de l'école. Elles parlent de leur environnement familial à l'usine. Celles qui deviennent instructrices et superviseures apprécient les possibilités de croissance personnelle que leur offre GWG (plus tard, Levi Strauss), les cours d'anglais, la formation et les perspectives d'avancement.

Des employées ouvrant des cadeaux Bien que certaines ouvrières restent de nombreuses années, d'autres quittent quelques jours ou quelques mois après leur période de formation, lorsqu'elles passent d'un salaire horaire à un salaire à la pièce. D'autres encore, plus instruites ou qui ont suivi un parcours professionnel dans leur pays, trouvent leur travail humiliant. Certaines n'aiment pas leur travail - le stress est important quand il faut travailler le plus vite possible sans faire d'erreurs -, mais trouvent qu'elles ont de la chance d'avoir un emploi. Plusieurs ont peur de perdre leur emploi si elles se plaignent ou si (avant l'apparition des congés de maternité) l'entreprise découvre qu'elles sont enceintes. Il y en a qui ont peur de quitter leurs machines et acceptent mal de voir que leur temps est surveillé, par exemple lorsqu'elles sont aux toilettes. Mais peu utilisent l'expression « sweatshop » ou parlent d'exploitation de la misère pour décrire l'environnement de travail chez GWG.

Et la suite

Beaucoup d'immigrantes se sont établies à Edmonton avec l'espoir d'offrir une vie meilleure à leurs enfants, mettant leurs propres rêves de côté pour subvenir aux besoins de leurs familles. La présence de GWG dans cette ville et, plus tard, de Levi Strauss, leur a permis d'y rester plutôt que de déménager dans une autre ville canadienne pour trouver du travail.

La mère de la célèbre pianiste canadienne Angela Cheng illustre bien l'abnégation de ces immigrantes. Quittant Hong Kong au début des années 1970 après avoir perdu son mari puis sa mère, elle se retrouve à Edmonton où elle parvient à soutenir sa famille grâce à son emploi chez GWG. Angela avait étudié la musique à Hong Kong avec sa mère et sa tante. Le déménagement à Edmonton lui a permis de lancer sa carrière.

Les enfants des ouvriers et ouvrières de GWG et de Levi Strauss se retrouvent aujourd'hui dans tous les différents milieux d'Edmonton.

Pour en savoir plus sur la Syndicalisation du secteur de la confection à Edmonton