L'histoire de la GWG

L'époque Levi Strauss

par Catherine C. Cole

Opératrice au travail En 1961, Levi Strauss and Company acquiert 75 % de l'actif de la Great Western Garment Company (GWG) d'Edmonton. Elle décide d'étendre l'entreprise GWG à Brantford, Winnipeg et Saskatoon en même temps qu'elle inaugure ses propres usines à Cornwall et Stoney Creek. L'usine de Saskatoon sera la première à fermer ses portes en 1982 ; les usines de confection d'Edmonton et de Stoney Creek et les installations de finition de Brantford seront les dernières de Levi Strauss à disparaître en Amérique du Nord, en 2004, mettant un point final à l'épopée manufacturière de Levi Strauss. À compter de cette date, on trouvera encore des jeans GWG à l'étalage du magasin Army & Navy d'Edmonton, mais avec l'étiquette « fabriqué au Bangladesh ». Peut-être même sont-ils fabriqués ailleurs aujourd'hui ?

Même direction, nouveau propriétaire

Opératrice au travail Si la société Levi Strauss and Company de San Francisco achète 75 % de GWG en 1961, c'est pour avoir accès au marché canadien. Bien que Peter et Walter Haas, de Levi Strauss, se soient joints au conseil d'administration de GWG, celle-ci conserve sa gestion indépendante. Pour ce qui est de Levi Strauss, son expansion au Canada lui permet d'écouler plus facilement ses produits dans les boutiques canadiennes, de se concurrencer elle-même par le biais de GWG et de vendre à plus bas prix que les fabricants canadiens.

À cette époque, GWG emploie 700 employés et cherche à s'agrandir, mais elle est confrontée à une pénurie de main-d'oeuvre à Edmonton. Elle étudie la possibilité de s'implanter ailleurs dans le nord de l'Alberta, mais conclut que la main-d'oeuvre locale est insuffisante et choisit plutôt de prendre de l'expansion dans l'est du Canada. Son premier geste est l'achat de la Kitchen-Peabody de Brantford, en 1965.

En deux ans, la main-d'oeuvre de l'usine de Brantford passe de 300 à 375 employés et GWG décide en 1972 de construire une deuxième usine de 2508 m2 (27 500 pi2) pour accommoder 150 autres travailleurs. La subvention octroyée par la Société de développement de l'Ontario pour la nouvelle usine de GWG suscite la controverse : les fabricants locaux accusent le gouvernement de casser les prix des fabricants canadiens en appuyant une société américaine. Les autorités se défendent en affirmant avoir ignoré que GWG était détenue par Levi Strauss.

En 1967, la Great Western Garment Company (Manitoba) Limited est constituée en société commerciale. Son administrateur à Winnipeg, Abraham Rich, et ses quatre autres à Edmonton font tous partie de la haute direction de GWG. En 1974, GWG est le deuxième employeur de Winnipeg avec plus de 300 employés. À Saskatoon, l'usine de GWG Ltd. commence ses activités en 1972 ; avec 150 travailleurs, elle est probablement le principal employeur de femmes immigrées.

Intégration des usines GWG à Levi Strauss

Opératrice au travail En 1968, GWG inaugure un entrepôt de 9847 m2 (106 000 pi2) réparti sur deux étages dans le parc industriel Strathcona, au 4040 - 98th Street, à Edmonton. Construites au coût de 1 million $, ces installations regroupent les activités de stockage et de distribution des vêtements confectionnés dans les usines GWG à Brantford, Winnipeg et Edmonton. Le bâtiment construit sur mesure appartient à Marathon Realty qui le loue à GWG. Le financement vient du ministère de l'Industrie et de Développement de la province. Soucieuse d'améliorer la distribution, GWG achète le système informatique le plus perfectionné de l'époque, un UNIVAC 9400, et sa flotte de camions fait la navette entre ses usines.

Opératrice au travail En 1970, la Great Western Garment devient GWG Limited. En 1972, Levi Strauss achète le reste des parts dans GWG Limited. Levi Strauss and Co. (Canada) Inc. est constituée en société commerciale et GWG devient une filiale à part entière de Levi Strauss. GWG conserve cependant sa direction canadienne, présidée par Russell Gormley, et son siège social à Edmonton. En 1972, l'ouverture d'une usine à Cornwall, en Ontario, permet à Levi Strauss d'importer directement des produits. (Jusqu'à l'Accord de libre-échange nord-américain, les quotas d'importation de textiles protégeront très efficacement les industries canadiennes du textile et du vêtement).

En 1978, GWG Limited et GWG (Eastern) Limited fusionnent sous la bannière de GWG Limited. La nouvelle société est présidée par Erwin Mertens. En janvier 1980, Levi Strauss Canada Inc. reprend la direction des deux usines de Brantford et inaugure en mai 1981 un nouveau centre de finition rue Easton. Peter Haas, de Levi Strauss San Francisco, insiste pour fermer l'usine vétuste de la rue Edward et agrandir celle de la rue Elgin afin d'y regrouper toutes les activités de confection. Achevée en 1981, la nouvelle usine de 9755 m2 (soit 105 000 pi2, quatre fois sa taille d'origine) aura coûté 2,1 millions $, ce qui ne l'empêchera pas de fermer ses portes moins d'un an plus tard, licenciant 268 travailleurs.

Opératrice au travail En 1982, Levi Strauss crée une société de portefeuille pour GWG Inc. et Levi Strauss and Co. (Canada) Inc. : la Great Northern Apparel Inc., dont le siège social est à Toronto. Plusieurs cadres et employés de bureau d'Edmonton sont mis à pied tandis que GWG transfère ses activités administratives à Toronto.

En 1984, l'usine d'Edmonton remercie 85 personnes. Toutes les opérations de finition des vêtements confectionnés dans les usines de Levi Strauss Canada et de GWG à Edmonton, Stoney Creek et Cornwall sont regroupées à Brantford. Plusieurs travailleurs d'Edmonton préfèrent suivre leur emploi à Brantford plutôt que risquer de se trouver au chômage.

Fermeture des usines de Saskatoon et de Winnipeg

La première usine canadienne à fermer ses portes aura été celle de Saskatoon qui cesse définitivement ses activités en juillet 1982, bientôt imitée par celle de Winnipeg, en janvier 1984. À cette époque, GWG n'emploie plus que 500 travailleurs à Edmonton, après en avoir compté 1600 à son apogée. Plusieurs raisons expliquent ce déclin : pénuries de main-d'oeuvre et de matériaux, fusion des activités avec les usines de l'Est, hausse des importations Levi Strauss provenant de ses usines dans les pays en développement, mode du jean de couturier et forte concurrence au sein de l'industrie.

Néanmoins, le nom de GWG a encore cours en 1986 lors du 75e anniversaire de l'entreprise qui sert de prétexte au lancement d'une campagne publicitaire, intitulée History in the Making [L'histoire en marche] pour faire fond sur sa longévité.

Opérateur au travail La fin de la rémunération à la pièce et son remplacement par un régime de quotas au début des années 1990 marquent un tournant décisif pour les opératrices qui sont néanmoins toujours surveillées de près et forcées de soutenir la cadence pour exécuter le nombre requis d'opérations par heure.

En 1995, l'usine de finition de Brantford accroît sa superficie de 2044 m2 (22 000 pi2) et devient le deuxième employeur en importance de la ville. Elle fonctionne 24 heures par jour, sept jours par semaine. En 1996, Levi Strauss imagine un moyen inusité de motiver ses employés en leur proposant de partager une prime de 16 millions $ pour couronner, au bout de six ans, son « plan de succès mondial ». Si l'objectif de production de 7,6 milliards $ est atteint à la fin de l'exercice financier de 2002, elle promet une prime ponctuelle en espèces équivalant à un an de salaire. L'objectif sera atteint, mais la prime malheureusement jamais versée. En 1997, l'usine emploie 468 syndiqués regroupés sous la bannière du Syndicat du vêtement, textile et autres industries (SCTI), mais 200 d'entre eux seront mis à pied l'année suivante.

Accroître la production à l'étranger

Opératrice au travail Levi Strauss se concentre sur ses marques « Levi's » et « Docker » et concède la marque « GWG » à Jack Spratt, un fabricant de Montréal, entre 1998 et 2001. À la fin du contrat, elle recommence à produire des GWG à Edmonton et à son usine de Stoney Creek, en Ontario.

Entre 1999 et 2002, Levi Strauss ferme 17 usines en Amérique du Nord et sous-traite sa production à l'étranger. Onze usines sont fermées en février 1999, dont celle de Cornwall, ce qui entraîne la perte de 479 emplois à Cornwall ainsi qu'un bon nombre au centre de finition de Brantford. L'usine d'Edmonton est épargnée en raison de son rendement exceptionnel, mais aussi parce qu'elle fabrique une vaste gamme de produits dont les lucratifs Dockers et Levi's. Les travailleurs d'Edmonton craignent cependant de perdre leur emploi lorsque Levis Strauss licencie 77 employés de l'usine un peu plus tard cette année-là et commence à déplacer sa production vers le Mexique.

Opératrice au travail En 2002, Levi Strauss ferme six autres usines américaines et élimine 3300 emplois. À cette époque, elle met en marché chez Wal-Mart sa marque « Signature », qui n'obtient pas du tout le succès escompté. Les consommateurs hésitent dorénavant à payer le prix des Levi's dont une imitation se vend au rabais chez Wal-Mart.

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Levi Strauss met fin aux activités de confection (1:39)

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Réactions à la fermeture

En 2004, Levi Strauss ferme ses deux dernières usines américaines et ses trois dernières usines canadiennes, supprimant 1180 emplois au Canada dont 488 à Edmonton, 461 à Stoney Creek et 231 à Brantford. Deux acheteurs de pays émergents reprennent les équipements de Brantford et d'Edmonton. L'usine d'Edmonton sera plus tard démolie.

Opératrice au travail L'expérience aidant, Levi Strauss avait compris l'importance des relations publiques en cas d'annonces de fermeture. En 1990, la fermeture sans préavis d'une usine de San Antonio avec de très maigres indemnités de départ avait provoqué des manifestations, des grèves de la faim et des actes de désobéissance civile chez les travailleurs qui voulaient attirer l'attention sur le manque de responsabilité de l'entreprise. Levi Strauss avait fini par augmenter les indemnités de départ et offrir une aide au recyclage, mais son image de marque s'en était trouvée passablement ternie. Lors de la fermeture de l'usine d'Edmonton, elle décida de limiter les dégâts en annonçant un généreux programme de séparation, des conseils de carrière et des dons aux organismes de bienfaisance locaux.

S'associant avec Economic Development Edmonton, Levi Strauss lança donc le « projet 488 de Levi » pour aider les travailleurs à retrouver du travail grâce à un salon de l'emploi. Malheureusement, beaucoup d'entre eux ne maîtrisaient pas suffisamment l'anglais pour s'adapter à un autre genre d'emploi dont le salaire et les avantages seraient comparables. Quatre mois après la fermeture de l'usine, à peine 105 d'entre eux avaient retrouvé un emploi ; 51 avaient pris leur retraite ; 137 étaient inscrits à des programmes de recyclage ; 66 cherchaient activement du travail et 129 craignaient encore pour leur avenir.

De nombreux employés ont décrit la tristesse qui régnait à cette époque. Kim Ngo se souvient : « Quand on a su qu'ils allaient fermer, tout le monde a pleuré. J'ai pleuré. La nuit, je me disais "c'est un rêve ? J'espère que c'est un rêve." Personne ne voulait perdre son emploi. Certains proposaient même de réduire les salaires pour que tout le monde puisse rester. Nous étions tous unis. J'ai vu mon chef pleurer, nous avons tous pleuré. » Sadat Khan se souvient aussi : « Notre superviseure indienne a chanté un chant d'adieu. Tout le monde s'est mis à pleurer. Je me souviens d'une seule fête, la dernière. C'était tout une fête, je suis encore triste quand j'y pense. »

Opératrice au travail Le maire d'Edmonton, Bill Smith, déclara que la décision de fermer l'usine était « presque inévitable compte tenu du contexte économique mondial ». La fermeture de l'usine était-elle vraiment inéluctable ? En vérité, l'entreprise avait perdu prise sur son avenir avec sa décision initiale en 1961 de vendre la majorité des actions de GWG à Levi Strauss (lui permettant ainsi d'accéder au marché canadien) qui eut pour résultat, dans les années 1980, d'intégrer les activités de GWG à une grande multinationale. Si la propriété de GWG était restée locale, l'entreprise aurait pu tirer son épingle du jeu dans le marché du denim de mode où les fluctuations de prix ont moins d'importance. GWG avait prospéré au cours de ses 50 premières années grâce à une stratégie d'innovation, de flexibilité (peu facile à appliquer dans une usine hautement mécanisée ou dans une vaste bureaucratie) et de coopération avec le milieu du travail et la collectivité. Les succès de GWG sont d'autant plus importants qu'elle est demeurée la seule grande entreprise de confection de vêtements à l'ouest de Winnipeg.

Merci à Levi Strauss qui a généreusement accepté de nous laisser documenter les techniques de fabrication de l'usine d'Edmonton quelques semaines avant la fermeture des installations. Toutes les photos ont été prises par Andrena Shaw, pour Ground Zero Productions, en février 2004.